
Un sommeil proche du notre
Quand j’observe des chiens dormir, je vois parfois ses pattes bouger, ses moustaches frémir ou ses paupières trembler derrière lesquelles les globes oculaires se déplacent. Ces signes m’ont toujours paru être la trace d’une vie intérieure intense, et la science moderne confirme que ces mouvements traduisent bien des états cérébraux structurés : le sommeil des chiens se compose de phases distinctes, y compris un sommeil paradoxal comparable au REM humain, et ces états peuvent être enregistrés et analysés par des enregistrements non invasifs. Les protocoles de polysomnographie adaptés aux chiens ont été développés et validés, ce qui permet aujourd’hui d’affirmer que l’architecture du sommeil canin est une alternance de somnolence, de sommeil lent (NREM) et de sommeil paradoxal (REM) est suffisamment proche de la nôtre pour envisager des processus analogues comme la consolidation mnésique pendant la nuit.
Signes visibles et preuves électrophysiologiques
Les mouvements et les vocalisations pendant le sommeil correspondent souvent à des périodes de REM ou à des micro-activations motrices. Les enregistrements électroencéphalogrammes (EEG) montrent que durant certaines phases les ondes cérébrales du chien ressemblent à celles observées chez l’humain et chez d’autres mammifères quand surviennent des activités oniriques : périodes de faible tonus musculaire alternant avec des épisodes de mouvements phasiques, et signatures spectrales particulières qui sont associées au traitement de l’information durant le repos. Des études expérimentales ont montré que ces caractéristiques électrophysiologiques ne sont pas anodines : chez le chien, certains transitoires EEG observés pendant le sommeil non-REM prédisent la performance d’apprentissage au réveil, ce qui implique une fonction cognitive active du sommeil et renforce l’idée que les chiens « rejouent » ou réorganisent des expériences vécues pendant l’éveil.
Mécanismes de consolidation de la mémoire
Pour comprendre pourquoi ces observations suggèrent la présence de rêves, il est utile de revenir aux mécanismes de consolidation mnésique bien décrits chez d’autres espèces. Des travaux classiques sur les rongeurs ont montré que des ensembles de neurones activés lors d’une exploration spatiale se réactivent à nouveau pendant le sommeil post-activité : cette réactivation, parfois appelée « replay », réexpose le réseau hippocampique à des séquences d’activité antérieures et participe à l’intégration des traces mnésiques dans le cortex. Ces mécanismes de replay et de coordination entre ondes lentes constituent aujourd’hui un modèle robuste de la manière dont le cerveau transforme et stabilise les souvenirs pendant le sommeil. Appliqué au chien, ce cadre neurophysiologique rend très plausible l’existence d’expériences mentales organisées pendant le sommeil, même si nous ne pouvons pas en connaître le contenu subjectif.
Rêves et apprentissage chez le chiot et l’adulte
Au-delà des corrélations EEG, des observations comportementales convergent vers l’hypothèse que les chiens « rêvent » davantage lorsqu’ils apprennent ou vivent des expériences nouvelles. Les chiots, qui emmagasinent une quantité importante d’informations sensori-motrices et sociales, présentent des cycles REM plus fréquents et des signatures EEG marquées de plasticité : cela s’accorde avec l’idée que le sommeil actif contribue au développement cognitif. De la même façon, des manipulations expérimentales montrant que la quantité et la qualité du sommeil influencent la performance au réveil confirment que, pour le chien comme pour l’humain, la nuit n’est pas une simple période d’inactivité mais un temps de traitement et de consolidation des acquis.
Limites et précautions scientifiques
Il est important de rester prudent sur deux points. Le premier est épistémologique : l’existence d’activités cérébrales et de phénomènes de consolidation ne prouve pas que l’expérience subjective du chien corresponde à nos récits de rêve humains (nous ne pouvons pas obtenir de témoignage verbal). Le second est méthodologique : l’enregistrement non invasif chez les chiens est maintenant robuste, mais l’identification des stades et la corrélation comportement/EEG demandent encore des protocoles standardisés et des scores fiables. Des travaux de fiabilité et des efforts de normalisation ont justement mis en évidence où les interprétations sont solides et où elles restent fragiles, ce qui oriente les futures études vers des approches combinant EEG, comportement et, si possible, imagerie.
Implications pour le bien-être du chien
Quelles implications pratiques pour le maître et le professionnel ? Si le sommeil participe à l’apprentissage et à la régulation émotionnelle, alors favoriser un sommeil de qualité chez le chien revient à soutenir sa mémoire et son bien-être émotionnel. Une routine stable, une activité physique et mentale adaptée au besoin de l’individu, et un environnement de repos calme favorisent des cycles de sommeil réparateurs. De plus, des études récentes montrent des liens entre efficacité du sommeil et traits comportementaux comme l’hyperactivité ou l’impulsivité, ce qui signifie que travailler sur l’hygiène de vie du chien peut aussi avoir des effets mesurables sur ses symptômes en journée. Pour moi, la prise en compte du sommeil devrait faire partie intégrante d’une approche comportementaliste sérieuse.
Perspectives de recherche
Enfin, voici deux pistes concrètes: premièrement, l’observation et l’enregistrement du sommeil (via des sessions de polysomnographie adaptées ou des suivis vidéo couplés à des mesures d’activité) sont des outils diagnostiques sous-utilisés en comportement vétérinaire et peuvent aider à mieux cibler les interventions. Deuxièmement, promouvoir la recherche translationnelle qui compare chiens domestiques et proches sauvages (loups élevés à la main) permettra de distinguer ce qui, dans le sommeil canin, est héritage phylogénétique et ce qui relève d’une adaptation à la niche humaine. Ces orientations me semblent prioritaires si l’on veut passer d’un simple constat empirique à une compréhension mécaniste des « rêves » canins.
Conclusion : une hypothèse solide mais mystérieuse
En synthèse, la convergence des données électrophysiologiques, comportementales et expérimentales rend la formulation « les chiens rêvent probablement » scientifiquement raisonnable et étayée. Nous disposons désormais d’outils fiables pour mesurer l’activité cérébrale pendant le sommeil et de résultats montrant que le sommeil influence l’apprentissage chez le chien. Reste la question la plus fascinante et la plus insoluble avec nos méthodes actuelles : quel est exactement le contenu de ces rêves ? Tant que le langage verbal nous manque du côté canin, cette question restera partiellement spéculative, mais la recherche progresse et nous rapproche chaque année d’une compréhension plus fine.
Sources:
Gergely, A., et al. (2020). Reliability of family dogs’ sleep structure scoring based on manual and automated sleep stage identification. PLoS ONE, 15(7), e0236415.

